A celui qui désire me suivre dans mes pérégrinations suburbaines, je conseille d’arriver à Noisy-le-Sec par le sud, c’est-à-dire par Montreuil. Le fort de Noisy, ainsi appelé parce qu’il se trouve sur le territoire de Romainville, marque avec l’ouvrage dit la lunette de Noisy, le rebord extrême du plateau. La route qu’on a justement nommée boulevard de Montreuil contourne harmonieusement le glacis du fort. Leurs pelouses vertes où flânent les « Noiséens », donnent assez bien l’idée des « espaces libres » que représentent les forts, qu’on a voulu remplacer, ailleurs, par je ne sais quoi, mais certainement pas par des espaces libres. Si j’en juge par l’usage lamentable qui a été fait de l’enceinte fortifiée de Paris et par celui qu’on voudrait faire, au surplus de la zone dite non aedificandi, je préfère pour ma part la force d’inertie des militaires qui du moins ont le mérite, à l’instar des propriétaires de jardins et de parcs, de maintenir quelques oasis dans une ville saturée de murailles. J’aime mieux, quant à moi, cette inertie que la compréhension trop vive de ceux dont les sarcasmes contre la chose militaire dissimulent mal les appétits voraces. Tant que des contrats n’auront pas stipulé qu’un arrangement à la Le Nôtre doit être substitué à un paysage à la Vauban, je persisterai à demander le maintien du paysage à la Vauban.

Les glacis du fort de Noisy-le-Sec sont un excellent belvédère d’où l’on découvre la plaine dont Noisy-le-Sec forme le premier plan. Une immense étendue se recule à l’extrême limite de l’horizon en « lointains vaporeux et bleuâtres » comme on écrivait au siècle de Mme Vigée Lebrun. Un fouillis charmant de jardins potagers, de cultures maraichères, d’arbres fruitiers, de petites barrières, de haies et de bosquets s’ingénie à vous faire oublier que les hommes de notre temps, s’ils restent encore par un atavisme indestructible de bons jardiniers, sont par contre devenus de piètres architectes. Le noyau du village se trouve non loin de là au bas de la pente que descend le boulevard de Montreuil après qu’il a dépassé une de ces carrières de  plâtre dont l’ouverture aveuglante et béante nous renseigne sur la formation du sol.

Par la rue de Brément, on rejoint la place de la Mairie, ainsi appelée, dirait M. Jacques de Chabanne, seigneur de la Palice, parce qu’elle allonge son rectangle ombragée de quelques arbres le long des bâtiments anciens et nouveaux de la mairie.
Les services annexes de celle-ci ont nécessité, en effet la construction d’un édifice en briques roses, couronné par un campanile. Un sculpteur, non j’ignore la nom, a taillé dans la pierre en bas relief au dessus des fenêtres du premier étage quatre trumeaux qui sont censés représenter la justice, le travail, la fidélité, la fraternité (disparus au cours du bombardement d’avril 1944 – ndlr). Des bâtiments anciens qui ne datent pas tout à fait d’un siècle, puisqu’une inscription gravée en chiffres romains au-dessus de l’entrée porte le millésime 1846, on a tout dit en énonçant cette simple date.

A l’extrémité de la place, le clocher de l’église carre sa lourde silhouette campagnarde. Ce n’est pas d’hier que Maurice Barrès dans sa Grande pitié des églises de France a vitupéré contre l’inconvenant usage que les municipalités de France font des murs extérieurs des églises pour y adosser des transformateurs électriques et aussi de ces édicules en tôle dont Topaze sait tirer un bénéfice aussi ingénieux que nauséabond.
Noisy-le-Sec, ainsi appelé non parce qu’il est condamné à subir le régime naguère en honneur aux Etats-Unis, mais parce qu’aucun cours d’eau important ne l’arrose n’a pas manqué à l’usage qu’on pourrait qualifier de « départemental » par analogie avec le style du même nom.

L’intérieur de l’église ne contient rien d’autre  à signaler qu’une dalle  de pierre dans laquelle sont gravés les termes d’une fondation pieuse en vertu de quoi, en l’année 1663, Antoine Blancheteau, marchand, lègue à la fabrique de la paroisse une rente de quarante et une livres douze sous six deniers à la charge pour les marguilliers de faire dire, chaque vendredi de l’année, un récit de la Passion. Le plus amusant de l’affaire, ce n’est pas tant cette donation, qui n’a rien que d’assez banal, que se modalités. Elles témoignent chez le donateur d’un sens de l’humour assez féroce. En effet, la somme en question lui était due, en parts inégales, par divers habitants du village et des environs : Pierre Blancheteau demeurant à Merlan , hameau de Noisy-le-Sec, la veuve de Jean Lecomte et celle de Jean Levêque , demeurant à Rosny. Si bien que tout en se donnant les gants d’être un homme généreux, le sieur Antoine Blancheteau trouve le moyen d’humilier pour l’éternité ses malheureux débiteurs. On n’est pas plus insolent !

Qu’inscrirai-je de plus à l’actif de la paroisse ou de la commune ? Une de ces écoles nouvelles qui sont à peu près le seul luxe de notre époque, peu encline à la prodigalité monumentale. Les chroniqueurs assurent qu’en l’an mil le monde se couvrit d’une blanche robe d’églises ; ceux de notre temps pourraient écrire qu’aux alentours de l’an mil neuf cent trente et tant, la région parisienne se couvrit d’une robe rose d’écoles.

Un peu à l’écart du noyau de Noisy, et séparé de lui part une large bande de jardins potagers, où s’implantent malheureusement des maisons de plus en plus nombreuses, se campe le hameau de Merlan, dont l’aspect rural m’enchante plus que le spectacle ferroviaire de la gare de triage. J’ai connu un Montmartre aussi potager, aussi herbu, aussi fleuri. Au cours de ce voyage de la banlieue qui ressemble étrangement par instant au parcours des cercles de l’Enfer dont parle Dante, chaque fois qu’un coin de campagne s’obstine à demeurer envers et contra toutes les suburbanités, j’éprouve une sorte de soulagement et je crois pénétrer dans un Paradis sans ennui. Le paradis de Merlan est surtout celui des lis et des choux de Bruxelles. Si l’on en juge par la seule étymologie du nom de Noisy, le latin nucetum signifiant en effet une localité où les noyers sont nombreux, il y avait beaucoup de noyers dans la commune. Il est probablement que l’existence des noyers est incompatible avec celle des lis et des choux de Bruxelles…Trop heureux les paysans de Merlan si, connaissant leur véritable bonheur, ils désiraient s’en tenir au statu quo.

Du moins le plan d’aménagement, d’extension et d’embellissement – et comment prononcer ces mots sans rire ? – ne bouscule point l’ordre de choses préétabli. A l’ouest et au sud de la gare, il fixe normalement le quartier industriel ; à l’est, il maintient les positions acquises des agriculteurs.

Non loin de la mairie, la place Jeanne d’Arc marque la croisée de la route départementale n°16, qui va de Paris à la gare du Raincy, avec la route départementale n°36, alias rue Anatole France et avenue Jean Jaurès, qui va de Romainville à Bondy. On les élargira. La route nationale n°186, qui va de Versailles à Choisy, et qui est prolongée, suivant le projet de M. Levaillant ingénieur en chef, jusqu’à Saint-Denis, de manière à parachever la première rocade de la banlieue parisienne, traverse Noisy-le-Sec à l’est. Une rectification permettra d’aller de Romainville à Villemomble en évitant au sud une agglomération assez dense. Ces projets, empreints de bon sens, ne risquent point de troubler par une mégalomanie hors de propos le paisible labeur des paysans de Merlan ni de bousculer leurs parterres de choux et de lis.

Léandre Vaillat. Le Temps, mercredi 18 juillet 1934, p.23.

Source : Galllica.bnf.fr