Une conversation entre Cécile Katz, Anne-Marie Winkopp et Hélène Clemente. Cécile Katz est architecte, directrice adjointe du CAUE 93 et auteur de l’ouvrage Territoire d’Usines parus aux Éditions Créaphis, dans le cadre de notre dossier sur la mémoire ouvrière, à Noisy-le-Sec.

 

On peut faire l’histoire politique de la banlieue en alignant les dates, les élections, etc., ou l’histoire économique en alignant les dates des créations d’usines, les chiffres de production, etc. L’histoire des représentations n’est pas une histoire linéaire, c’est une histoire « sans rivages », comme l’a écrit Alain Corbin. C’est une histoire par fragments, par moments qui se succèdent et qui se superposent les uns aux autres.

Annie Fourcaut

 

Territoire d'usines

Couverture de Territoire d’usines

Présentation générale de l’ouvrage Territoire d’usines est un ouvrage de synthèse, qui présente les résultats des recherches historiques et architecturales, menées par Cécile Katz et le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme, et de l’Environnement de la Seine-Saint-Denis sur le patrimoine. Œuvre de mémoire, il a pour objectif de faire découvrir au plus grand nombre la richesse de ce passé industriel et de mettre en relief la qualité et la diversité de ces architectures parfois grandioses, parfois modestes mais toujours dignes d’intérêt.

 

 

Territoire d'usines

Quatrième de couverture de Territoire d’usines

 

Ce livre est issu d’un travail d’inventaire réalisé « par commune », autour de la première couronne de Paris, là où s’était massifiée l’industrialisation de la banlieue, notamment autour de Saint-Denis, Saint-Ouen, Aubervilliers, La Courneuve et où des usines présentaient un intérêt architectural fort.

Noisy-le-Sec, qui n’a pas fait l’objet dans le cadre de cet ouvrage d’un inventaire spécifique, présente également un intérêt du point de vue de l’histoire industrielle. La commune de Noisy est située le long d’une route et d’un canal, traversée par une voie de chemins de fer, autant de facteurs favorables à l’implantation industrielle.

Le livre est donc le résultat d’un travail réalisé à l’initiative du ministère de la Culture qui, à une certaine époque, avait initié un inventaire du patrimoine industriel dans les régions. Par patrimoine industriel, nous entendons toutes les activités de production industrielle qui ont été créées sur un territoire, avant 1950. Ce patrimoine comprend également les dépôts industriels, les entrepôts associés aux lieux de production en retenant pour chacun d’eux l’intérêt historique, culturel et architectural des bâtiments.

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Complément : Le patrimoine industriel de la Seine Saint Denis face aux enjeux urbains…

 

Outre la qualité architecturale des bâtiments, nous avons été attentifs à la manière dont ils pouvaient s’inscrire dans une dynamique de transformation, dans le cadre de l’évolution potentielle des friches industrielles.

À partir de cette trame d’inventaire, le ministère a constitué des fiches « usine par usine ». Nous avons par ailleurs effectué des recherches dans les archives, avec plus ou moins de difficultés, car souvent, dans le domaine du patrimoine industriel, les sources ne sont plus disponibles : les industriels n’ont pas archivé leurs sources, les activités ont pu évoluer ou changer radicalement durant la vie du bâtiment. Il faut à la fois retracer l’histoire du bâti et les formes associées à cette histoire.

À partir de ce travail d’enquête entre terrain et archives, l’idée de faire un livre est venue de notre volonté de sensibiliser le public, les communes, de l’intérêt du patrimoine industriel, afin d’en tenir compte dans le cadre de l’aménagement du territoire…

Si nous regardons Noisy-le-Sec, en fait, les sites repérés comme étant des sites majeurs, intéressants, sont visibles sur les cartes de la Seine Saint-Denis. On remarque rapidement les logiques géographiques qui ont prévalu à l’implantation des sites, celles des réseaux, des routes, des voies d’eau et du réseau ferré.

Territoire d'usines

Plan du département de la Seine. 1897

 

D’un point de vue historique, comment peut-on analyser cette cartographie de l’implantation industrielle ?

D’un point de vue historique, l’industrialisation du département commence au milieu du 19 ème siècle, dans les communes proches de Paris. Notamment, quand Paris s’agrandit en absorbant les petites communes limitrophes, en 1860 (Belleville, La Villette, Charonne, Bercy, Vaugirard, Grenelle).

Plan-Paris-1871

La ville double de superficie en annexant le territoire de 18 communes qui constituaient la petite banlieue et s’accroît de 500 000 nouveaux Parisiens.

La loi du 16 juin 1859 annexe à partir du 1 janvier 1860 les territoires de 11 communes suburbaines qui, depuis 1790, jouxtent l’enceinte des Fermiers Généraux : Auteuil, Passy, Batignolles-Monceau (formée en 1830 de territoires provenant de Neuilly et de Clichy), Montmartre, La Chapelle (partagée entre Paris et Saint-Denis), La Villette, Belleville, Charonne, Bercy, Vaugirard et Grenelle. D’autres communes suburbaines (Bagnolet, Ivry-sur-Seine, Montrouge, Issy-les-Moulineaux,…) sont amputées d’une partie de leur territoire. Source Claude Cottour – DRIEF.

 

Elle s’accélère lors du Second Empire, les travaux haussmanniens transformant Paris et les contraintes propres aux activités industrielles poussent les entreprises à quitter la capitale pour s’installer sur des terrains disponibles.

L’industrie de banlieue se caractérise par la grande taille de ses usines (ressource foncière), plutôt orientées vers l’industrie lourde et une production aux aspects souvent insalubres (chimie, colorants, chimie animale liée aux abattoirs). Entre 1806 à 1815, une série de lois et de décrets sur les établissements insalubres les contraint à s’éloigner des habitations. En quittant Paris, les industriels s’affranchissent également du paiement de l’octroi dû lors du passage des fortifications. Le plus souvent les établissements s’installent dans les communes les plus proches. Dès ces années, des ouvriers et des journaliers de toutes les origines, travaillant dans ces usines commencent à s’installer en banlieue. Cette première vague d’industrialisation est également portée par l’amélioration de la circulation par les voies d’eau, par la route, puis par le chemin de fer …

 

Une deuxième vague d’industrialisation, à la fin du 19 ème siècle et au début du 20 ème siècle.

Elle est marquée par l’arrivée d’une métallurgie lourde et de transformation. Et de grosses implantations, les réseaux ferrés permettant d’amener les matières premières directement à l’intérieur des usines et une fois transformées d’assurer la logistique des produits finis…

 

Territoire d'usines

La Plaine Saint-Denis. Août 1945

 

Cette métallurgie de transformation s’installe surtout au sud des voies ferrées et se caractérise par la grande diversité de ses activités comme la fabrication des appareils et matériels électriques, les tubes soudés pour le cycle, et l’industrie automobile. Ainsi à partir de 1910, la proche banlieue parisienne commençant à être saturée, des usines s’implantent à Bobigny, Noisy-le-Sec, Romainville, essentiellement à proximité des voies ferrées, de la RN3 et du Canal de l’Ourcq.

Territoire d'usines

Personnel de l’entreprise GAP camions Dodge. 1930. Noisy-Le-Sec

 

 « Autour des voies ferrées à Noisy-le-Sec, ce sont surtout de grosses unités métallurgiques qui comptent un nombre important d’employés. La Société Métallurgique de la Bonneville fabrique des aciers. Elle emploie après la seconde guerre mondiale plus de 500 personnes. Reprise plus tard par la Société Vallexy et Vallourec qui est spécialisée dans le découpage des feuillards en inox et la fabrication de tubes. La société Fonderies et Aciéries de Paris et de la Seine dite usine de la Madeleine, réalise des pièces détachées pour automobiles à Noisy-le-Sec. Elle est implantée également près des voies ferrées, sur un autre site où sont fabriquées des pièces détachées pour les chars. Elle est reprise après la seconde guerre mondiale par la société GAP (Générale Automobile Parisienne), qui installe un atelier de réparation des camions DODGE. À partir de 1951, la société GAP se lance dans la fabrication d’utilitaires, triporteurs et caravanes. En 1960, une conversion s’opère pour du matériel de climatisation. » Territoire d’usines P75.

 

D’un point de vue de l’architecture des bâtiments, la disponibilité des grands espaces en banlieue a été structurant pour l’organisation spatiale et fonctionnelle des bâtiments. Les industriels pouvaient organiser librement les bâtiments sur le terrain en fonction des nécessités de la production et de l’organisation « technique » des tâches. Dans l’industrie lourde comme la métallurgie, les surfaces nécessaires au déploiement de l’activité sont importantes. Dans l’industrie chimique, les activités sont organisées en pavillons indépendants pour des raisons de sécurité. La hiérarchie des bâtiments sur les grands sites industriels met en évidence le fait que l’entrée est marquée en général par la présence du logement patronal, la partie réservée à l’administration se situe au plus près de l’axe principal. Les magasins à l’arrière.

L’évolution de l’industrialisation de la Seine Saint-Denis montre une grande diversité des activités, une véritable floraison architecturale en découle en fonction des avancées des techniques de construction et des courants de pensée architecturale… La période de désindustrialisation a engendré un grand nombre de friches industrielles, quelques opérations de réhabilitation ont permis de sauver des bâtiments…Bien qu’un nombre important de sites aient disparu, le département demeure riche d’un patrimoine industriel remarquable.