« A l’époque, tout au début de la guerre, il nous est arrivé une aventure quelque peu extraordinaire. J’occupais avec mon mari une maison dont le terrain très long était bordé par une ligne de chemin de fer, la ligne Paris-Strasbourg. J’étais jeune mariée, j’attendais mon premier enfant et mes parents étaient venus passer quelques jours avec nous. Nous avions l’habitude de fermer le compteur à gaz au sous-sol tous les soirs et tous les matins bien entendu, il fallait aller ouvrir le compteur à gaz.

Ce premier octobre, je me lève la première et je descends au sous-sol pour ouvrir le compteur. Or, la fenêtre de la buanderie, qui se trouvait au sous-sol, était restée ouverte et j’ai entendu des pas. Evidemment, j’ai eu quand même un petit peu peur et immédiatement j’ai entendu une voix d’homme qui disait » n’ayez pas peur Madame, c’est un prisonnier qui a sauté du train. ». J’ai dit : «  Attendez, je vais chercher mon mari ». Je suis remontée au premier étage, j’ai été chercher mon mari et mon père qui était là. Ils sont descendus tous les deux et ont fait rentrer ce prisonnier par la porte du sous-sol qui donnait sur le jardin afin que l’on ne voit rien extérieurement. C’était effectivement un prisonnier qui faisait partie d’un convoi que les Allemands emmenaient en Allemagne et il a sauté du train avec un de ses camarades vers le pont. Il a entendu son camarade crie, il ne l’a jamais retrouvé. Il a continué à avancer. Il a d’abord marché vers les ponts et heureusement, je ne sais ce qu’il a eu comme idée, il a fait marche arrière et est reparti vers chez nous. Heureusement, car vers les ponts, il y avait des gardes allemands et cela se serait très mal passé pour lui.

En fin de compte, il est  arrivé au bout de notre jardin. Or, ma grand-mère avait un tout petit pied à terre au fond de notre jardin où elle habitait avec ma tante célibataire. Il est d’abord allé frapper à la porte de ma grand-mère. Deux femmes seules, en pleine nuit, évidemment elles n’ont pas ouvert : « Vous avez la route à proximité… ». Heureusement, il n’a pas compris, il a pris le sentier qui conduisait à notre maison. Il a attendu que quelqu’un se lève et il s’est fait connaître. Alors moi, à ce moment là, j’ai alerté mon mari. On l’a fait entrer, on lui a donné un café, un ersatz plus exactement. Et puis on a cherché un vieux pantalon à mon mari, une vieille chemise et on a brulé son brassard de prisonnier dans la cuisinière qui était toujours allumée à l’époque. On a fait un gros paquet avec son uniforme et puis il est parti par le train des ouvriers, tranquillement et est très bien arrivé à Paris. A cette époque on appelait « train des ouvriers », le premier train du matin en direction de Paris.

Quinze jours après, un dimanche, j’étais seule avec mon mari. Il avait travaillé au jardin, moi je corrigeais des cahiers. On sonne. Qu’est-ce que je vois d’abord à la grille : un énorme bouquet de roses avec un petit garçon derrière. Un monsieur et une  dame. Je me suis demandée qui c’était. Eh bien, c’était ce monsieur qui s’appelait Pierre F. et qui venait nous remercier avec sa femme et son fils. Vraiment des gens adorables. Lui était joaillier en chambre, en atelier, dans le Marais et nous avons beaucoup sympathisé.

Nous sommes devenus très, très amis. Nous sommes allés à la première communion et au mariage de leur fils qui s’appelait Pierre également. Ils sont venus au mariage de ma fille et nous nous sommes toujours beaucoup suivis les uns et les autres.

On a pas fait grand chose mais c’est quand même quelque chose d’assez extraordinaire. »


1949, de gauche à droite, le mari de Suzanne P., le petit Pierre, Simone F., Suzanne P. et Pierre F., le prisonnier évadé.