Le soir du 18 avril 1944, la ville de Noisy-le-Sec, occupée par l‘armée nazie comme le reste de la France, s’endort. Le temps est doux, le ciel est clair, mais les habitants sont pour leur majorité loin d’en profiter. Certains sortent du cinéma, d’autres du concert à l’Eden, ce qui permet d’évacuer les difficultés du quotidien, mais la population dans son ensemble souffre : beaucoup de femmes et d’enfants sont seuls en l’absence de leur époux et père, prisonnier dans un Stalag en Allemagne, ou pour quelques-uns partis rejoindre le combat en Afrique, en Angleterre oui dans les maquis du sud de la France. Une petite minorité de résistants, ainsi que quelques juifs ayant échappé aux rafles, vivent clandestinement. La plupart des habitants pâtissent de cette vie tronquée, des privations quotidiennes ainsi que de l’humiliation occasionnée par cette occupation qui perdure depuis bientôt quatre ans.

La terrible nuit

Un peu avant minuit les sirènes se déclenchent. Le bombardement de la ville commence, effectué par cinq groupes de bombardiers lourds (trois canadiens et deux anglais), regroupant 181 appareils et 1 250 hommes. Les avions ont décollé de bases du nord de l’Angleterre vers 20h30, chacun chargé de 12 bombes (250 et 500 kg), dont certaines à retardement.

Bombardier Halifax. Ce type d’avion emporte sept membres d’équipage

(1 pilote, 1 navigateur, 1 radariste, 1 mécanicien, 1 bombardier et 2 mitrailleurs).

Les cibles sont la gare, le dépôt ferroviaire et le triage de Noisy-le-Sec, l’opération s’inscrivant dans le cadre du Transportation Plan élaboré par les forces alliées (destruction des infrastructures ferroviaires dès mars 1944, pour empêcher la machine de guerre allemande de se déplacer à l’approche du débarquement dans la zone Nord-Ouest de l’Europe). Il s’agit d’anéantir un centre ferroviaire hautement stratégique, que les Alliés ont décidé de détruire par un bombardement massif qui sera réalisé à haute altitude pour protéger les avions.

Le ciblage des installations ferroviaires, réalisé un an auparavant par l’aviation alliée.

Les bombardiers arrivent sur la cible par le sud-ouest, perpendiculairement aux voies de chemin de fer. À l’approche de minuit les avions lâcheront plus de 2 000 bombes en deux vagues, à quelques minutes d’intervalle. À 00h10 le bombardement est terminé.

La Flak (DCA allemande) a ouvert le feu. Elle parviendra à atteindre deux appareils, l’un disloqué et chutant, l’autre perdant ses structures au-dessus de l’actuelle médiathèque. Dans la confusion, deux autres avions se télescopent au-dessus de la gare. Deux militaires survivent à la chute, ils parviendront, quoique blessés, à sortir des installations ferroviaires. L’un sera repris par les Allemands, l’autre, le Canadien Gerard Joseph Shaughnessy, grâce à l’aide de Noiséens, parviendra à rejoindre l’Angleterre via les Pyrénées, puis l’Espagne et Gibraltar.

Le massacre des habitants fera de la ville l’une des plus touchées en France par ce type d’opération : au-delà du chiffre habituellement et toujours officiellement retenu de 464 victimes noiséennes, on comptera plus de 700 décès au sol, en tenant compte également des victimes des villes avoisinantes, elles aussi meurtries. Noisylesec Histoire(s) reviendra ultérieurement en détail sur ces évaluations. Des familles entières sont décimées. En sus, environ 400 bâtiments sont totalement détruits, autant sont très endommagés, 3 000 autres atteints. La ville, un temps déclarée ville morte, mettra des années à se reconstruire.

Certaines voies noiséennes sont décimées : on dénombrera ainsi 71 victimes dans le boulevard de la République, 44 rue Saint-Denis, 29 allée des Pavillons, et cela sans parler des blessés.

La chute de la partie arrière d’un bombardier dans des jardins

L’arrière de l’un des bombardiers est tombé à la limite de deux jardins dans le secteur Carnot-Marceau. L’avant de l’avion a probablement poursuivi son vol pendant quelques secondes, et finissant sans doute par s’écraser sur Bobigny. Certains habitants de cette ville avaient témoigné de la chute d’un appareil sur leur ville, mais aucune trace n’a pu en être retrouvée.

Le hasard fait que l’arrière de la forteresse est tombé dans les jardins limitrophes des grands-parents de deux membres de Noisy-le-Sec Histoire(s). Document très précieux, une photo de l’appareil a pu être ainsi prise par le père de Bernard Boivin, qui avait alors 20 ans. On y distingue un aviateur dans son cockpit de tir (mitrailleur de queue).

Mes propres grands-parents m’ont raconté que l’aviateur était toujours vivant après le crash, et qu’il avait été emporté par les Allemands. Ceci paraît confirmé par la fiche rendant compte de la mission (cf ci-dessous). Parmi les 27 aviateurs anglais et canadiens abattus et décédés dans ces quatre avions, seul le corps de l’un d’entre eux n’a pu être retrouvé. On ne sait pas ce qui s’est passé ultérieurement.

Mais qui est cet aviateur ?

Vu son poste, l’aviateur est un mitrailleur. Il pourrait donc être l’un de ces quatre Canadiens dans deux avions, dont on possède les photos d’identité :

  • John Arthur Whittaker
  • Edward William Eppler
  • Harold Keith Tole
  • David Beatty Carter

L’avion est soit le Halifax LV789, soit le LV971, puisque les deux autres sont entrés en collision au-dessus de la gare.

La note ci-dessous, que j’ai pu récupérer, indique que parmi les équipages, seul le corps de l’un d’entre eux n’a pu être retrouvé :

Traduction de cette fiche: « L’information dans le dossier indique que six membres de cet équipage sont enterrés dans le cimetière indiqué. L’autre membre de l’équipage, dénommé TOLE, a été déclaré blessé, mais vivant lors de crash. Étant donné que l’on n’a plus eu de nouvelle de lui, il faut supposer qu’il est mort et n’a pas de tombe identifiée.

Affaire classée. ».

J’ai fait appel à notre ami Christophe Nicolas (qui a attentivement travaillé sur les informations relatives à ce bombardement), qui a permis de cibler les données:

« Après recherche , ton mitrailleur est soit :

 E W EPPLER qui était mitrailleur de queue sur le LV 789  

 H K TOLE qui est désigné comme ‘air gunner’ , mais un autre membre d’équipage est qualifié de ‘mid upper gunner ( mitrailleur dorsal sur les Lancasters) . TOLE ne pouvait donc être que mitrailleur de queue … »

Parfait, mais lequel des deux est-ce ?

Or, selon les archives retrouvées (merci à l’ambassade du Canada en France pour son accueil), un seul parmi les membres d’équipages abattus n’a donc pas eu de sépulture identifiée : il s’agit bien de Harold Keith TOLE (21 ans) – photo et papiers d’identité ci-dessous – dont le souvenir est marqué par une plaque au Mémorial de Runnymede (Angleterre). C’est le seul membre des équipages qui n’a pas été inhumé au carré militaire du cimetière de Clichy.

Il est donc très vraisemblable que l’aviateur visible sur la photo de l’avion à terre (celle-ci a été soigneusement examinée, mais on n’a rien trouvé de probant permettant une immatriculation) soit donc Harold Keith TOLE.

Jean Luc Simon