De père en fille, en fils…

“À cette époque-la c’était facile, sans entretien sans rien…
J’étais venue bosser pour 15 jours ; j’y suis reste 28 ans…”

 

Mon père a travaillé là-bas depuis 42 ans, je crois. Un jour il me dit « si tu veux en juillet, ils te prennent pendant les vacances ». Il en avait parlé, il avait dit « y’a ma fille qui sort de l’école est-ce qu’elle pourrait venir travailler un peu pendant les vacances pour se faire un peu d’argent ». À cette époque-là, c’était facile, sans entretien sans rien. Ils ont dit « oui pourquoi pas qu’elle vienne lundi ». En août je partais en vacances avec les parents. Et puis, quand on est rentré de vacances, mon chef m’a appelé, ils étaient plusieurs dans un bureau et ils m’ont dit « si tu veux, tu reviens ».
Les contrats se sont enchaînés, enchaînés, puis j’ai eu un CDI. Je suis rentré en 78. J’ai été ouvrière spécialisée os 123, après il y avait P1 P2 puis ouvrière spécialisée. Mais ça a mis du temps. J’ai débuté ma carrière en job d’été au début, j’étais venue bosser pour 15 jours. J’y suis resté 28 ans. C’est assez rigolo, mais je ne suis pas déçue. Je ne regrette pas.

 

“Les jobs d’été c’était un peu la tradition…”

 

Il y avait beaucoup d’enfants de salariés, c’était beaucoup la famille. Il y avait des familles où l’homme et la femme travaillaient. Après les parents, les enfants arrivaient. Il y avait des familles entières qui travaillaient là.
Les jobs d’été c’était un peu la tradition. Mon frère y a travaillé aussi deux étés. La tradition c’était que les enfants des employés fassent le travail d’été. Mais on n’avait le droit qu’à un mois pour laisser la place à tout le monde. Certains faisaient juin, d’autres juillets. Pas le mois d’aout parce que souvent l’usine fermait. Moi quand j’ai travaillé ça a été mon premier salaire, il devait être de 2000 francs à l’époque, 2200 peut être. Ça me permettait de me payer mes vacances au mois d’Août. Et puis en fait pour mon père, c’était aussi un moyen de nous dire « vous allez bosser en usine, voir ce que c’est le travail d’usine, de se lever le matin ».
Mes 3 enfants ont travaillé à l’usine pendant les vacances. Mes deux fils et ma fille. Tous pendant un mois pendant les vacances scolaires. Tous les trois leur premier travail c’était l’usine. Il y avait de la demande, et beaucoup d’enfants de personnel y travaillaient un mois l’été. Après, ils se sont débrouillés pour faire autre chose avec leurs études.

 

“C’étaient des gamins de 14 ans qui ont fait toute leur carrière là-dedans.”

 

C’était une vieille entreprise. Jusqu’au début des années 70-75 pour y rentrer fallait être coopté, c’était beaucoup de bouches à oreilles, par connaissances, etc. Bon ça n’empêche pas qu’il y a des gens qui rentraient quand même, mais dans la grande majorité c’était le bouche-à-oreille : « tient je connais mon voisin, tient j’ai mon neveu, tient j’ai ceci, tient j’ai cela ». Ensuite comme partout ça s’est démocratisé et on a recruté un peu.
Le bouche-à-oreille fait qu’on a beaucoup de familles entières qui ont travaillé de pères en fils (et de pères en filles également). On faisait aussi entrer d’autres relations, les voisins ou les amis, etc. Il y avait beaucoup de cooptation familiale.

En 2002, les gars avec qui je travaillais avaient tous une dizaine d’années de plus que moi. Ils sont rentrés dans cette boite-là quand ils étaient en culotte courte, c’étaient des gamins de 14 ans qui ont fait toute leur carrière là-dedans.

Je suis natif de Noisy-le-Sec et ma famille aussi. J’y ai habité jusqu’à l’âge de 16 ans, après j’ai émigré sur Bondy puis de Bondy en Seine et Marne. Mes parents travaillaient au Comptoir, moi j’y suis rentré accidentellement avant le service militaire et j’y suis resté 42 ans.
Mon père y a travaillé toute sa vie. À Aulnay-sous-Bois d’abord, ensuite il est parti huit ans entre les années de service militaire et de guerre et après il est revenu à Aulnay. Ensuite ils sont venus sur Noisy-le-Sec (ce qui l’arrangeait parce qu’on habitait à Noisy et qu’il allait au boulot à pied, à l’époque on n’avait pas les transports).
Beaucoup de parents faisaient embaucher leurs enfants au CLAL ou ailleurs avec des réseaux peut être syndicalisés, mais souvent les enfants étaient des ouvriers. Mes parents n’ont pas eu la chance de faire des études. Et ils voulaient qu’on fasse des études, que leurs 3 enfants aient trois bacs, et ça ce n’était pas négociable. Moi je les en remercie. Ça veut dire que nous notre destiné n’était pas d’être ouvrier, c’était comme ça. Ça correspondait aux années 80. Jospin quand il était ministre de l’Éducation nationale en 88, dans ces eaux -là, avait dit que 80% des classes d’âge de 18 ans seraient des bacheliers. Donc, même si nous on a eu le bac largement avant, on était dans un courant où le travail manuel d’après-guerre était décrié. Le monde rural est arrivé en ville, c’était devenu des ouvriers, ensuite le prolétariat a été décrié.
Mes parents sont venus de Bretagne à Paris, ils étaient ouvriers, mais pour eux c’était normal qu’on ne soit pas ouvriers. Les gens qu’on rencontrait du CLAL, les enfants étaient destinés à être ouvriers et on n’a pas gardé contact.